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Destinations

Antoine Sfeir nous a quittés

Le politologue spécialiste du Moyen-Orient est décédé à l'âge de 70 ans le 1er octobre 2018. Nous avions eu l'honneur au Quotidien du Tourisme d'avoir recueilli en avril 2011 son analyse sur les révoltes arabes.

Nous republions ici en intégralité l'entretien qu'Antoine Sfeir nous avait accordé.
Au lendemain du Printemps arabe en Tunisie et en Egypte, Antoine Sfeir, journaliste, directeur des "Cahiers de l’Orient", expliquait qu’il faut se méfier des amalgames médiatiques et, pour les lecteurs du Quotidien du Tourisme, décrivait brièvement pourquoi.
QDT : Les touristes se détournent non seulement des pays qui ont connu des troubles, comme la Tunisie et l’Egypte, mais également d’autres destinations arabes par crainte de la contagion. Existe-t-il des risques réels pour la sécurité des voyageurs ?
Antoine Sfeir: Absolument pas. Ces révoltes, en Tunisie comme en Egypte, ont été relativement peu violentes comparées à ce qui se passe ailleurs. Il n’y a pas eu de touriste agressé ou blessé. Tout porte à croire que les Tunisiens comme les Egyptiens avaient conscience de l’importance du tourisme dans leur économie et dans leur quotidien. Ce n’est évidemment pas de même nature en Libye où le tourisme n’a pas le même poids. Faut-il en revanche annuler des voyages en Jordanie ou en Syrie (*) par crainte de la contagion ? Je pense qu’il n’y a aucune raison de le faire et d’ailleurs, je sais que des groupes se rendent dans ces pays aujourd’hui.
 
QDT : Les mouvements islamiques radicaux qui hantent les opinions occidentales ont été très discrets dans ces révoltes. Sont-ils derrière ces mouvements ou ont-ils été eux-mêmes dépassés ?
Antoine Sfeir: En Egypte comme en Tunisie, les islamistes ont cherché à rattraper le coup, à se réapproprier les mots d’ordre, mais objectivement, ils ont été dépassés. Comme de nombreux observateurs dans le monde, ils n’ont pas vu venir ces révoltes. Et pourtant, l’objectif des islamistes est de quadriller les sociétés arabes même si, dans ces deux pays, ils annoncent aujourd’hui ne pas vouloir participer aux élections présidentielles. Ce qui ne nous empêche pas de rester vigilants. Il nous faut donc aider les transitions politiques après des révoltes qui ne se sont pas placées sous le drapeau de l’islam.
 
QDT : Peut-on imaginer un mouvement de l’ampleur des révolutions nationales dans l’Europe de 1848 ? On remarque pourtant que de Tunis à Bahreïn en passant par la Libye, les motivations sont différentes. Pratique-t-on l’amalgame médiatique ?
Antoine Sfeir : Malheureusement, oui ! Reconnaissons d’abord qu’il y a des raisons transversales : 70% de la population de ces régions a moins de 30 ans. Elle a l’impression de vivre en marge d’un monde engagé dans la globalisation, de rater le train de l’histoire, alors que grâce aux réseaux sociaux, elle sait ce qui se passe…
La mèche a été allumée en Tunisie quand un jeune surdiplômé, acculé à se faire marchand ambulant, désespéré par une policière qui lui interdisait d’exercer son activité, s’est immolé par le feu.
Dans l’Egypte proche, dix fois plus grande et plus peuplée que la Tunisie, les jeunes se sont reconnus dans cette situation et ils ont réagi avec la violence du désespoir.
En Libye, en revanche, la problématique islamiste existe puisque deux leaders d’Al Qaïda au Maghreb ont demandé aux insurgés de poursuivre leur combat jusqu’à la mort.
A Bahreïn, c’est une question religieuse et sociale. L’immense majorité de la population est chiite, dirigée par une minorité sunnite (1) et considérée comme des citoyens de seconde zone. L’intervention de l’armée saoudienne (sunnite) n’a rien arrangé.
Au Yémen, la situation est encore plus complexe. Non seulement il y a une guerre entre les tribus chiites des Houthis et des forces gouvernementales (2), mais également la corruption du pouvoir central représenté par Ali Saleh est devenu insupportable, et une importante base arrière d’Al Qaïda est implantée dans le pays. Ce n’est pas anodin quand on connaît la position éminemment stratégique du Yémen qui contrôle le détroit de Bal-el-Mandeb et donc l’accès à la mer Rouge et au canal de Suez, borde l’Arabie Saoudite, surveille la Corne de l’Afrique (Erythrée, Ethiopie, Somalie) et se trouve à une encablure du golfe Persique par lequel transite 65% de notre approvisionnement énergétique…
La menace qui plane sur la Syrie est-elle à prendre au sérieux ? Si des événements incontrôlables aboutissaient à l’éclatement de ce pays, cela conduirait naturellement à une partition du Liban qui est déjà effective sur le terrain.
De fait, les conséquences de ces révoltes signeraient la fin des accords Sykes-Picot de 1916 par lesquels Français et Britanniques avaient voulu créer des États-nations dans une région qui n’en avait jamais connu et conduiraient à l’atomisation de tous les pays du Proche et Moyen-Orient.
 
QDT:  Comment expliquer tout de même cette diffusion rapide de la contestation des régimes en place ? L’Internet, est-il le téléphone arabe à la puissance 100 ?
Antoine Sfeir : Internet n’a été qu’un moyen, un levier pour exprimer un sentiment plus profond qui a poussé des jeunes à braver les armes des policiers. Des hommes et des femmes de 30/40 ans surdiplômés chômeurs, ulcérés par la non-redistribution des richesses. Ils ont transformé en révoltes leurs frustrations, leurs humiliations devant la résignation de leurs gouvernants à ne pas vouloir changer les choses.
 
QDT: Comment analysez-vous l’avenir des sociétés de ces pays prises en tenaille entre la charia et Facebook ?
Antoine Sfeir: C’est un raccourci saisissant ! Très clairement, la mouvance islamiste a la tentation de récupérer les mouvements. Peut-elle réussir ? En Egypte, l’armée reste l’ossature de l’État et garantit le retour à la stabilité. En Tunisie, pays où la société est laïcisée, la situation est rassurante pour une transition en douceur. Tout dépend souvent de l’attitude des armées qui, dans la région, n’hésitent pas à franchir la ligne jaune et jouer un rôle de police et qui, au lieu de protéger les frontières, exaspèrent les populations…
 
QDT:  Le tourisme est-il selon vous un facteur de développement sinon d’épanouissement des pays arabes? N’accroît-t-il pas au contraire les inégalités ?
Antoine Sfeir: Tout dépend de quel tourisme on parle. Mais dans tous les cas, tourisme de masse, tourisme culturel ou tourisme d’aventure, cela ne sera une source de richesse pour les pays visités qu’à la condition qu’il y ait redistribution… Sinon, sur le plan éthique, je pense comme Saint-Exupéry que "l’autre est différent de nous et que cette différence nous enrichit". Je veux dire par là que le tourisme, c’est aller à la rencontre de l’autre, le reconnaître pour le connaître. Malheureusement, dans nos sociétés occidentales, et en France en particulier, on a coutume d’avancer le mot "tolérance", qui veut dire supporter vivre ensemble plutôt que vouloir vivre ensemble, qui est terriblement néo-colonialiste et qui est une manière de se donner bonne conscience en évitant le contact. Plutôt que de tolérer l’autre, je préfère le respecter.
Le tourisme est sans doute le meilleur moyen de pratiquer le respect dont ces pays ont tant besoin.
Propos recueillis par Patrick Lopez
(1) Chiisme et sunnisme, deux grands courants de pensée de l'islam qui ont divergé peu après la mort de Mahomet, aboutissant à une lutte sans merci entre les partisans d’Ali (son gendre) et les successeurs du prophète (califes arabes), aboutissant à l’assassinat d’Ali et de sa famille.(NDLR)
(2) Dans la région de Saada au nord-est du Yémen, nécessitant l’intervention armée de l’Arabie Saoudite (NDLR)
(*) L'interview d'Antoine Sfeir s'est déroulée à l'époque en mars 2011, avant la répression des manifestations à Deraa, NDLR.
 

Né à Beyrouth en 1948, Antoine Sfeir était journaliste et enseignant, directeur de la rédaction de la revue "Les Cahiers de l’Orient". Il présidait le Cerpo (Centre d’études et de réflexions sur le Proche-Orient) depuis 1990 ainsi que, depuis 2014, l'Institut libre d'étude des relations internationales (Ileri).
 
Il a collaboré à La Croix, à l’Express ainsi qu’à plusieurs revues comme Esprit Etudes. Il enseigne au Celsa (Paris IV La Sorbonne) et à l’Inalco. Il intervenait aussi à l’IHEDN à l’IHESS. Il est également l’auteur d’une série d’études sur la région du monde arabe à destination de l’administration française (ministères de la Défense et des Affaires Etrangères).
 
Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les religions : ("Dieu, Yahweh, Allâh, les grandes questions sur les trois religions, 100 réponses à des vraies questions d’enfants", Bayard Jeunesse 2004) ; sur l’islam et l’islamisme (notamment "Les Réseaux d’Allah", Plon, 2001) ; sur le communautarisme et la laïcité, il a publié avec René Andrau, "Liberté, Égalité, Islam", aux éditions Tallandier 2005 ; sur le Moyen-Orient avec en 2006 deux ouvrages, l’un avec Nicole Bacharan, "Américains, Arabes : l’affrontement" et l’autre chez Grasset sur les raisons véritables qui ont amené les Américains à intervenir en Irak "Vers l’Orient compliqué". Mais aussi "Al Qaïda menace la France" (Ed. le Cherche Midi 2007) ; "Israël survivra-t-il?" (avec Theo Klein ; ED de l’Archipel 2007) ; "Chrétiens d’Orient et s’ils disparaissaient?" (Bayard 2008) ; "Orient-Occident le choc ?" (avec Christian Chesnot, Ed. Calmann Levy 2009) ; "Le Dictionnaire géopolitique de l’islamisme" (sous la Direction) Ed. Bayard 2009.

Auteur

  • Myriam Abergel
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