Suivez-nous grâce à nos newsletters S'inscrire

Production

Voyage & handicap : plus c'est loin, moins c'est accessible et plus ça me plaît

ENTRETIEN - Marie-Odile Vincent adore voyager. Handicapée, elle a eu du mal à trouver des professionnels du tourisme capables d’accompagner ses projets. Alors après avoir « beaucoup voyagé » par elle-même et réalisé des études de marché, elle a l’idée de proposer à un tour-opérateur spécialiste du sur-mesure, Comptoir des Voyages, de créer ensemble une expertise. Elle rencontre Alain Capestan, son dirigeant, qu’elle convainc, et devient le référent pour des voyages accessibles.

 

Quel regard portez-vous sur le tourisme et le handicap ?

Déjà il faut sortir du discours convenu sur les personnes handicapées qui n’auraient pas de pouvoir d’achat pour voyager ou qui seraient synonymes de litiges ensuite. Quant à l’indépendance, évidemment que l’on n’est pas indépendant mais quand on sait de quels services on aura besoin sur place et qu’on peut le demander, on est autonome. Attention ! je parle là de ce que je connais : les personnes handicapées à mobilité réduite et en fauteuil roulant. C’est mon cas et ma problématique majeure est l’accessibilité. Ayant un niveau élevé de handicap, je peux accompagner une certaine exigence en matière de voyages et offrir une expertise professionnelle. J’ai travaillé auparavant dans d’autres domaines (culture, audiovisuel, collectivités territoriales…), mais le voyage est une passion dont j’ai fait ma profession. D’autres vont sortir de la représentation classique de la personne handicapée par le sport, moi c’est par le voyage !

"Tous les fauteuils roulants n'ont pas
les mêmes dimensions."

Cela veut-il dire qu’en se déplaçant en fauteuil roulant, on peut aller partout ?

Pour moi, plus c’est loin, moins il y a d’accessibilité et plus ça me plaît. Il n’y a pas de frontières. D’ailleurs le handicap n’en a pas. Je suis allée dans des pays lointains, au Pérou, au Kenya, à Bali, en Tanzanie et Namibie, au Vietnam récemment où j’ai formé les équipes… Dans ces pays, je trouve des réponses à la problématique de l’accessibilité. Un terme dans lequel, d’ailleurs, chacun met ce qu’il veut et ce qu’il y voit en fonction de ses contraintes et de son histoire. Les pays en voie de développement offrent à la fois le plus de possibles et le plus de contradictions. Bien sûr, on ne fait pas tout sur les sites, mais on a le plaisir d’être là et de jouir de la vue. A Petra, j’ai pris une calèche et pu aller jusqu’au Trésor. Idem pour le Machu Picchu, j’ai pris le train avec mon fauteuil et m’y suis rendue.
 

On aurait tendance à penser qu’avec les normes déployées en Occident, voyager y serait plus facile. Est-ce le cas ?

Pas toujours. Prenez les normes PMR (personnes à mobilité réduite), elles ne me conviennent pas et me réduisent même le champ des possibles. Tous les fauteuils roulants n’ont pas les mêmes dimensions, or le mien est étroit et me donne potentiellement accès à plus de chambres mais pour cela, j’ai besoin d’informations complémentaires, de descriptifs. Idéalement il faudrait des normes avec un minimum et un maximum. Ma vie est compliquée sur ce qu’il y a de plus simple, comme prendre le bus. À Paris, je peux me voir refuser l’accès à bord parce qu’il y a déjà une autre personne en fauteuil et je vais devoir attendre le bus suivant par exemple.

"Dans une population qui vieillit,
la problématique du handicap s'adresse à tous."

A vous entendre, voyager ne serait pas plus difficile dans des pays moins développés…

Dans les pays où il n’y a rien, je retrouve le sens de l’humain, de l’autre, du clan, de la tribu. Je dirais que c’est culturel. Même si cela n’empêche pas les difficultés des personnes handicapées sur place, et notamment des femmes en Afrique. Ce sont des éléments auxquels je suis sensible. Mais je vois aussi que si, moi, je peux voyager, cela peut faire ouvrir les yeux sur des populations handicapées. Selon l’OMS, 15 % de la population mondiale auraient un handicap. Cela peut aussi inciter des professionnels à faire voyager des personnes avec des handicaps moindres que les miens. Il s’agit d’une action citoyenne : pour que les choses changent, je dois en être acteur et pour cela, je dois accompagner le savoir des autres afin qu’on puisse ensemble apporter des réponses. Je ne peux pas attendre que la société fasse à ma place.
 

Le voyage considéré comme une mission, alors ?

Via le tourisme, si je peux accompagner un peu cela, c’est une large gratification. Dédramatiser le départ, décortiquer un projet, décoder une demande, faire tomber les tabous, c’est aussi démontrer la valeur d’une profession, tour-opérateur. La question quand on crée une accessibilité est de la maintenir dans le temps. Dans les pays développés, on a des infrastructures adaptées. Mais la problématique du handicap ne doit pas être déconnectée de l’accessibilité pour tous. D’autant que nous sommes une population qui vieillit : ce qui est utile à un petit nombre l’est aussi au plus grand. Les personnes âgées vont avoir besoin d’un rythme plus lent, de services plus accompagnants. Même chose pour les familles avec des enfants d’âges très différents et qui pourtant vont faire un même voyage. Il faut avoir une vision globale du service.

"Nous ne faisons pas de philanthropie."

Concrètement, comment s’organise-t-on chez Comptoir avec un client handicapé ?

Mon travail se fait de façon transversale avec toutes les équipes. On travaille même en binôme. L’accompagnement du projet d’un client handicapé se fait à deux entre le spécialiste de la destination et le spécialiste du handicap. Ma mission consiste à élaborer l’offre de voyages accessibles en lien avec les équipes et les partenaires de Comptoir choisis pour leur sérieux, et pas sur le critère du handicap. À nous ensuite de les accompagner sur le terrain du voyage accessible, mais ces professionnels ont déjà l’habitude du sur-mesure. Dès le départ, il y a huit ans, quand j’ai rejoint Comptoir des Voyages, nous avions décidé d’avoir un voyage accessible par destination et pas un « comptoir » dédié à la clientèle handicapée. Aujourd’hui, nous avons une quarantaine de destinations avec des degrés d’accessibilité différents sur presque tous les continents sauf l’Océanie.
 

Combien de temps cela prend-il pour créer un produit destiné à un public handicapé ?

La préparation dure entre six mois et un an. Nous montons un voyage ensemble de façon collégiale avec le directeur de production, et en fonction de la capacité des partenaires sur place. On élabore un cahier des charges (hébergement, rythme de programme, mobilité –parce qu’on visite avec Comptoir !). Il faut aussi capter comment l’équipe locale adhère et comprend le sujet. Et puis on propose ce qui fait l’intérêt du voyage. Il s’agit de construire quelque chose de vivant, aux couleurs du pays, comme une balade à dos de dromadaire en Egypte. On veut bien sûr faire découvrir quelque chose de la vie et de la culture locales.

"Je suis exigeante sur les informations (…)
Je viens avec un mètre, je ramène des photos."

Vous « testez » chaque voyage ?

Oui. Après cette préparation, je procède à un voyage de reconnaissance, seule ou avec une personne de la production. On recense les informations : ce n’est pas seulement une question de chambre d’hôtel accessible. C’est aussi par exemple l’existence ou pas de toilettes sur le parcours. Il faut pouvoir poser des questions, sur les capacités d’accueil d’un guide, d’un chauffeur, avoir un œil averti sur la circulation… Je suis exigeante sur les informations que je reçois, voire pénible. Je viens avec un mètre, je ramène des photos. Une fois que j’ai validé, le produit est mis en ligne. Toute demande émise par un client en situation de handicap arrive chez moi. C’est moi qui vais l’appeler au téléphone, voir si sa demande est en adéquation avec ses envies, sa vie, son désir de voyager. Sans oublier la question de l’aérien, quand on commence par 12 heures de vol…
 

À ce propos, on entend souvent des anecdotes sur des refus d’embarquer ou un fauteuil roulant brisé à la livraison bagages. Comment expliquer que cela soit si compliqué pour l’aérien ?

Les compagnies n’ont pas le droit de refuser l’embarquement. Mais l’aérien est à 80 % un frein au voyage. Outre le temps de trajet, il y a aussi les différences entre les appareils et les compagnies. Les low cost, pour qui la clientèle handicapée n’est pas une préoccupation, ne craignent pas d’avoir un procès, sauf peut-être pour leur image… On privilégie donc les compagnies régulières, ce qui signifie des voyages plus chers. En termes d’aérien, rien n’est jamais acquis. Il y a une méconnaissance du client handicapé. On m’a même demandé en correspondance des certificats médicaux pour embarquer.
 

Est-ce que les choses progressent ?

Difficile à dire précisément. Chez Aéroports de Paris (ADP), par exemple, il existe une statistique sur la prise en charge des personnes en besoin d’assistance mais cela inclut aussi les gens qui se sont cassé une jambe. En 2016, ADP a ainsi enregistré 700 000 prestations d’assistance. Même si les personnes handicapées ne représentaient que 10 % de ce chiffre, c’est beaucoup ! Néanmoins il n’existe pas de norme universelle pour l’accessibilité.
 

L’autonomie, c’est le maître mot ?

Pour moi l’autonomie, c’est la capacité à exprimer ce dont on a besoin. Nous avons une clientèle de non-voyants et mal-voyants kinésithérapeutes qui partent régulièrement en Asie se former. Ils savent nous dire ce qu’il leur faut, un accompagnant notamment et nous pouvons les trouver facilement. Il est plus compliqué de franchir des marches, de savoir si on va trouver une douche ou une baignoire dans sa chambre, etc. Quand je pars en voyage, je perds 99 % de mon autonomie physique, mais cela ne m’empêche pas de voyager. Dans certains sites, je vais dire comment je veux qu’on me porte. Mais il faut accepter aussi de demander. Le voyage est une forme de réhabilitation. Ce n’est pas évident. En Afrique, par exemple, il va me falloir choisir quatre hommes pour me porter parmi quatre-vingts qui se proposent et ne pas me tromper car là, je remets ma vie entre les mains de quelqu’un. J’ai appris à demander alors que je suis de nature timide. À force, pour pouvoir faire confiance, on finit par développer un don d’observation, une sensibilité.
 

Cela joue-t-il dans votre métier aussi face aux clients ?

Oui. Il faut être capable d’interrogations et de bon sens avec un client. On se demande comment font ceux qui sont confrontés aux mêmes problématiques. Alors on pose des questions et on échange : quels sont leurs trucs et astuces, quelle est leur culture du voyage… Il est important de dédramatiser, de recommander une destination ou de savoir en suggérer une autre, moins dangereuse. Comme pour n’importe quel client. Il y a des solutions à tout.

"En voyage aussi, la personne handicapée
devient une source de revenus"

Que représentent les voyages accessibles pour le tour-opérateur Comptoir ?

Le sur-mesure répond parfaitement à une demande de voyage des clients handicapés. Comptoir voulait s’engager auprès de cette clientèle mais n’en avait pas la capacité ou la légitimité. Moi j’apporte mon expertise. De l’administratif à la vente, tout le monde a été formé à l’accueil de la clientèle handicapée. Pour le tour-opérateur, c’est une activité intéressante ; Comptoir ne fait pas de philanthropie depuis huit ans ! Nous faisons partir environ 200 voyageurs par an pour un chiffre d’affaires de 500 000 euros en 2017. Ce n’est pas négligeable. Il faut comprendre que le client handicapé est prescripteur.
 

Dans quel sens ?

Un voyageur handicapé va, dans certains pays, avoir besoin de services d’aide aux actes de la vie quotidienne. Il va voyager et découvrir, se « balader ». À destination, on va développer des services, permettre à des gens sur place d’être rémunérés. Le voyageur handicapé devient vecteur d’une économie locale. En demandant un transport adapté, en ayant besoin d’une aide au coucher et au lever… bref pour compenser la perte d’autonomie il est en demande de services et change ainsi le regard sur le handicap. La personne handicapée devient une source de revenus plutôt que de coûts. Quand j’achète un fauteuil, je fais vivre une économie (le fabricant, le revendeur, le médecin…). J’essaie de faire la même chose sur place. Par exemple, faire appel à des jeunes filles en école d’aides-soignantes ou d’infirmières qui vont avoir éventuellement une autre vision de leur métier. Nous avons une dimension sociale et entrepreneuriale.
 

Auteur

  • Myriam Abergel
Div qui contient le message d'alerte

Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Déjà abonné ? Créez vos identifiants

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ? Remplissez les informations et un courriel vous sera envoyé.

Div qui contient le message d'alerte

Envoyer l'article par mail

Mauvais format Mauvais format

captcha
Recopiez ci-dessous le texte apparaissant dans l'image
Mauvais format

Div qui contient le message d'alerte

Contacter la rédaction

Mauvais format Texte obligatoire

Nombre de caractères restant à saisir :

captcha
Recopiez ci-dessous le texte apparaissant dans l'image
Mauvais format