J’ai pourtant voyagé, bluffé par la Tanzanie qui m’a montré d’où nous venions, au milieu des chimpanzés de Jane Goodall, New York qui m’avale à chaque fois, la Corse où j’aime me perdre, l’Italie que j’aurais tant aimé vivre. Mais l’émotion, le voyage, c’est Bonneval. Pour l’enfant né en 1959, mes 1h30 de train dépassent encore mes 10 heures d’avion...
J’ai passé mon enfance dans la banlieue à Juvisy-sur-Orge, un pavillon au milieu des pavillons et des immeubles. Trois fois par an je partais à Bonneval. Dès l’âge de 8 ans j’y allais tout seul ! C’est stupéfiant quand on voit le monde d’aujourd’hui. Un gosse seul dans un train grande ligne ! Ma mère montait m’asseoir dans le train avec les gens et disait : 'Vous direz à mon fils de bien descendre à Bonneval avant Châteaudun, il est distrait parfois' !!
Ce fut un sentiment de liberté délirant, qui ne m’a jamais lâché. Voyager avec des gens qu’on aime est un bonheur, voyager seul est une force, un vertige.
La micheline quittait la gare. L’enchevêtrement des rails à la sortie me fascinait. Puis je retraversais ma banlieue dans l’autre sens… Je la voyais bordélique, sans harmonie, difficile à vivre. Au fur et à mesure des années j’avais mille repères le long de la ligne. Je voyais les cinémas fermer comme dans 'Cinéma Paradiso', les grandes surfaces se construire. Je crois qu’enfant je ressentais déjà que ce train m’emportait vers plus de clarté, de vraie vie, de paix. Il fallait 1h30 de voyage pour 121 kilomètres. La première demi-heure me montrait la banlieue verdir, les maisons s’espacer, tout cela redevenir humain. Puis Dourdan premier arrêt, Dourdan c’était pour moi la fin de l’autre monde, de l’habitat l’un sur… l’autre. Derrière Dourdan il n’y a plus rien, c’est les champs! La rupture est dingue, sublime ! La ligne devenait à voie unique, tout se réduisait à l’essentiel ! Une ligne à voix unique épouse un pays, un paysage, une ligne à double voix, c’est de la… conquête.
C’est le plateau beauceron, ce plat pays qui est le mien, là d’où je viens. Les gares de Beauce s’enchaînent, Auneau, Voves, puis Bonneval ! L’émotion intense de cette gare où mes grands-parents m’attendaient. Cette ville au nom d’une douceur incomparable, parcourue de petits canaux ! Jusqu’au début des années 1970 des femmes de Bonneval allaient au lavoir pour le linge ! Pas de salle de bain, un seul robinet dans la maison, et des toilettes blindées d’araignées au fond du jardin ! Mes grands-parents très modestes vivaient aux portes de l’autarcie ! Une petite maison au pied de l’arche du pont du train. Mon destin s’écrivait là, je serai dans les transports !!! Je changeais de monde totalement. La France rurale des années 1960 était un dépaysement puissant pour le citadin.
Cette petite ville oasis au bout du plateau beauceron et qui annonce le Perche ! Ce pont de chemin de fer qui la traverse pour continuer sur Châteaudun puis Tours. Pour moi la voie qui continuait c’était juste toute la planète qui devait exister après Bonneval ! Bonneval, mon terminus à moi. Un coup de cœur ? Non, ma vie."